Meilleur ouvrier de France en sommellerie, Christophe Tassan croit que le rosé peut avoir sa place avec les autres grands vins.
Par Guy Bertrand
« Si le grand rosé existe, il n’existe pas dans l’esprit des gens! »
Le grand gaillard à la barbe poivre et sel qui est assis devant moi s’exprime avec passion sur un des sujets qu’il vient d’aborder dans sa conférence, lors de l’événement Somm360 de novembre dernier, à Montréal. Natif d’Avignon, Christophe Tassan est un enfant de la vallée du Rhône. Il est aussi un sommelier émérite, élevé au rang de Meilleur ouvrier de France en 2004. Il était donc la personne idéale pour venir donner un Masterclass sur les vins du Rhône à la crème de la sommellerie internationale.

Histoire, géologie, cépages, agriculture biologique, réchauffement climatique, l’Avignonnais s’est livré à une dissertation fascinante sur les vins du Rhône, mais ce qui a retenu mon attention, c’est ce plaidoyer en fin de conférence en faveur des vins rosés. C’est pourquoi je l’ai relancé sur le sujet, en entrevue.
Un problème de perception
« Je sais qu’il y a quelques tentatives, mais il n’y a pas encore de grands vins rosés qui servent de modèle comme dans les vins blancs ou les grands vins rouges, nous dit monsieur Tassan. Et je suis toujours interpelé. Pourquoi? Comment se fait-il qu’il n’y ait pas de rosé qui laisse autant d’impression, de mémoire chez les gens? »
En effet, pourquoi? Au Québec, comme ailleurs dans le monde, on déguste le rosé en apéritif mais on le verra rarement honorer une table de sa présence lors d’un repas.
« Le rosé a été mis dans une consommation de ce qui est une boisson et qui n’est presque pas du vin, poursuit le sommelier. C’est à dire qu’on peut consommer du rosé sans avoir de connaissance sur le vin. Donc, le rosé est une catégorie de vin comme le champagne en est une autre d’ailleurs. Le champagne, c’est la célébration! On cherche les bulles mais souvent la qualité du vin n’est pas là. Il faut vraiment aller dans les exceptions pour trouver les grands vins en Champagne. »
« Donc, le rosé et le champagne, je mettrais les deux vins dans une catégorie de boisson bizarrement. Et je dis ça en ayant la vision du public, pas celle du sommelier hein… ou du producteur. »
L’importance d’oser
Alors, comment changer cette perception du public? Eh bien, il faut simplement oser. « Ça prend des chefs audacieux et des gens avec de l’audace pour faire découvrir et c’est avec le temps et la curiosité des gens que ça peut fonctionner. »
Monsieur Tassan croit aussi qu’il faut miser sur des vins plus matures pour les associer à des repas. « Pour un rosé, je pense qu’il faut au moins cinq, six ans, c’est à dire s’éloigner du côté primaire fruité du vin qui séduit tout le monde et attendre justement le rosé de cru qui se dévoile derrière le fruit. C’est à dire cette notion de terroir, de complexité et d’épices. »
Voilà un problème pour les amateurs de rosé du Québec. À moins d’en avoir en cave, un rosé du Rhône, ou d’ailleurs, vieux de cinq ou six ans, ça se trouve difficilement ici. Que faire?
L’expérience
Bon, commençons par le commencement. De quel vin parle-t-on au juste? Il se trouve que si vous vous promenez sur la rive droite du Rhône, au nord d’Avignon, vous tomberez sur Tavel, la seule appellation de la vallée qui est entièrement consacrée aux vins rosés. Présentement, sept rosés de cette appellation sont disponibles à la SAQ, que ce soit en ligne ou sur les étagères. Les plus récents arrivés se retrouveront en succursales d’ici le 18 juillet.

Image: vins-rhone.com
Alors que pourrait-on préparer comme plat pour accompagner un vin de Tavel?
On n’a qu’à se tourner vers un expert des accords. Ça tombe bien, il s’en trouve un ici qui a écrit plusieurs ouvrages sur le sujet. Vous aurez évidemment reconnu François Chartier, notre maître en harmonies.

Bon, on débroussaille un peu avant de déranger le sympathique et hyperactif sommelier. Ouvrons L’essentiel de Chartier, son ouvrage de 2015, qui fait vraiment bien le tour de la question de tous les angles possibles.
Les vins de Tavel sont, pour la plupart, composés principalement de Grenache noir. Allons voir ce que le bouquin nous dit. Dans les aliments complémentaires, on trouve notamment de l’agneau, de la betterave rouge, des herbes de Provence, du Romarin, de la canelle, de la cardamome et du piment fort.
Et si on se composait un petit tartare d’agneau en alliant notre viande avec quelques herbes et épices de cette liste? Et on pourrait accompagner le tout d’asperges grillées, un autre aliment complémentaire au Grenache noir. Tartare d’agneau avec rosé… Ça fait un peu bizarre, non?
L’avis de l’expert
Après un court échange de textos, généreux comme toujours, François Chartier accepte de nous réserver quelques minutes. L’appel entre de Barcelone quelques instants plus tard.
Alors François, mon tartare d’agneau avec le Tavel, je suis un bon étudiant ou un cancre?
« Non, tu as la bonne démarche, me dit-il en riant. J’y ajouterais du thym, du safran et une vinaigrette à base de jus d’orange, et l’accord serait parfait. »(…)
« D’ailleurs, personnellement, je préfère toujours déguster les tartares de viande avec un blanc ou un rosé. (Le restaurant) L’Express, qui fait un des meilleurs tartares de bœuf à Montréal, a toujours quelques vieux Muscadets de cinq à six ans d’âge sur sa carte qui sont parfaits pour accompagner ce plat. »
Me voilà rassuré. Je vais faire un test dès que possible avec un Tavel… et sans doute avec le Rosé Chartier 2017, dont le créateur m’annonce le retour chez-nous d’ici peu. Après vérifications, il est déjà disponible en ligne et dans quelques régions de la province. Pour Montréal, la plupart des établissements de la SAQ devrait l’avoir d’ici au 16 juillet. Si vous l’aimez – et vous semblez être nombreux à l’apprécier – ce sera sans doute votre dernière chance de vous en procurer au Québec avant longtemps, puisque le 2018 ne verra pas le jour. « Le mauvais temps a beaucoup limité les rendements et je n’étais pas heureux de la qualité, alors nous avons liquidé le tout en vrac, nous dit le Barcelonais d’adoption. Une chance, j’avais gardé une réserve des 2017. Tu vas voir, il s’est encore bonifié. »
Great minds think alike!
François Chartier rejoint parfaitement monsieur Tassan en ce qui a trait à la place des rosés sur les grandes tables. « On voit de plus en plus de grands étoilés Michelin, et d’autres grands restaurants de la planète qui ont de bons sommeliers, garder deux ou trois rosés top en cave pour les proposer à leurs clients et réaliser de grandes harmonies. (…) Mais ça demeure une question de perception. Ces produits sont encore perçus par le public comme des vins de piscine, de bord de mer. (…) C’est dur, changer des perceptions. »

Et comment! L’auteur de Papilles et Molécules en sait quelques chose. Il y a 17 ans, alors qu’il signait une toute première chronique dans La Presse, la place des rosés à table avait été le tout premier sujet qu’il avait abordé. En voici un extrait:
« Le rosé, qui a eu longtemps mauvaise presse, est à compter comme l’un des vins les plus polyvalents à table. S’il fait souvent piètre figure en dégustation ou à l’apéritif, il prend son envol lorsqu’il est accompagné d’un mets. Grâce à sa structure généreuse, proche des vins rouges sans en avoir les tanins, qui nuisent souvent à de nombreuses harmonies, à son degré d’alcool assez élevé et à sa
– La Presse, 14 septembre 2002
fraîcheur, proche de celle des vins blancs, le vin rosé réussit là où plusieurs
échouent. »
« J’avais reçu plusieurs courriels en réaction à cette chronique, se souvient-il. Parce qu’elle avait été publiée en septembre, des gens m’engueulaient et me disaient que je ne cherchais qu’à promouvoir les ventes de rosé à la SAQ! »
Cela dit, la partie est loin d’être perdue pour les mal-aimés du vin. « Le Château de Miraval (propriété des acteurs Brad Pitt et Angelina Jolie, en association avec la famille Perrin) produit des vins rosés de grande qualité. Lors d’un encan, en juin, une de leurs bouteilles a été vendue pour la somme de 2 600 euros (3 800 dollars canadiens). »
« Ce genre de coup d’éclat peut changer les choses rapidement… Un peu comme le film Sideways avait complètement changé la donne pour le Pinot noir aux États-Unis. »
Pour les gens qui ne le savent pas, ce film de 2004 mettant en vedette Paul Giamatti et Thomas Haden Church – pour ne nommer que ceux-là – est réputé pour avoir fait exploser la popularité du Pinot noir chez les Américains.
Si Christophe Tassan lit ceci, je me dis qu’il doit avoir un grand sourire…