Le vieil homme est assis sur le petit banc posé sur la colline qui domine ses vignes. Il regarde le soleil se lever et colorer le décor qui s’offre à ses yeux. Il passe ses longs doigts noueux dans sa barbe et pense à la soirée précédente. Une belle soirée où on a célébré la fin d’une autre vendange. Une autre… Il y en a eu tellement.
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En octobre dernier, je me rendais au Salon des vins d’importation privée, dans le Vieux-Port de Montréal, le carnet rempli de noms de vignerons que je voulais rencontrer. Parmi ceux-ci se trouvait celui de Franz Weninger, qui avait attiré mon attention parce que j’avais cru lire qu’il était né en Allemagne, avait commencé à cultiver la vigne en Autriche pour ensuite déménager en Hongrie. C’était ça et pas vraiment ça, en même temps. Voici la véritable histoire.

Photo : Weninger.com
L’univers de Franz Reinhard Weninger est tout sauf unidimensionnel. Il a grandi sur la ferme familiale à Horitschon, en Autriche, à une dizaine de kilomètres de la frontière hongroise. Dans un rayon de 150 kilomètres, il peut aussi bien se retrouver en Slovénie, en Croatie, en Slovaquie ou en République tchèque.

« Nous sommes d’origine germanique, raconte-t-il, c’est pourquoi notre village a été annexé au territoire autrichien après la deuxième guerre mondiale. Mais d’un point de vue culturel ou géologique, je nous sens plus Hongrois qu’Autrichiens. (…) Dans notre région, il y a beaucoup de gens de différentes origines. Dans un village hongrois, il se peut qu’on parle surtout allemand, mais l’inverse est aussi vrai. Un peu plus loin, on aura une autre agglomération où c’est le croate qui sera prédominant. Nous avons aussi quelques communautés juives. »
On devine que ce bouillon de cultures a probablement contribué à développer la personnalité ouverte et attachante de l’héritier Weninger. Pendant l’entretien, j’ai découvert un être aussi humble qu’amusant, doté d’un calme qui ne peut que dissimuler une énergie hors du commun. Un gars qui a les deux pieds aussi solidement posés sur terre que ses vignes sont ancrées dans le sol.
L’HISTOIRE DES WENINGER

Photo: Weninger.com
Mais commençons par le commencement. La ferme originale de Horitschon est dans la famille depuis 1828. Au début, on parlait d’agriculture mixte classique. « Un peu de vin, des vaches, des moutons, des cochons, des poulets et des céréales, nous dit Franz. C’était la parfaite agriculture auto-suffisante. Nous aurions pu vivre comme ça pendant des centaines d’années. Mais dans les années 80, tout ça a changé… »
Tout ça, c’est l’industrialisation, la mondialisation et le développement du marché vinicole. Le grand-père Weninger, Ludwig, qui vendait ses barils de vin aux restaurants locaux voit son fils Franz Ludwig transformer l’orientation de la ferme de façon à ce qu’il puisse se dédier entièrement à la culture vinicole.
L’entreprise va bien et dans les années 90, Franz Ludwig fait l’acquisition de nouvelles parcelles en territoire hongrois. Au tournant du siècle, il retrouve son fils Franz Reinhard, fraîchement gradué de l’école d’œnologie de Klosterneuburg. Fort de quelques stages en Italie, en Californie et en Australie, celui-ci revient au bercail, la tête pleine d’idées qu’il est prêt à partager avec Franz senior.
D’abord interloqué, le paternel n’est pas long à réagir. « Si tu est aussi intelligent, alors prouve-le! » et, sur ce, il envoie fiston sur le domaine de Balf, près de Sopron. « Il m’a envoyé en Hongrie avant que l’on commence à se disputer » se rappelle le fils en riant. « Il m’a dit: tu as maintenant ton vignoble, montre-moi ce que tu as appris et ce que tu veux accomplir. »

Photo: Weninger.com
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Le vieil homme pense aux conversations de la veille. Tant de nouvelles idées, tant d’énergie. Cela l’énerve un peu, lui fait même… peur. Oui, c’est bien de la peur. La peur de voir s’effondrer tout ce qu’il a bâti au cours des 40 années précédentes. Cela dit, certaines de ces idées semblent vraiment pleines de promesses.
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NOUVELLE GÉNÉRATION
Franz Reinhard y met toute son énergie. Il bâtit les chais à partir de ce qui était « vraiment un garage, à la base » et commence à produire ses propres vins. « 2000 a été un moment charnière. C’est en commençant à expérimenter la fermentation spontanée (fermentation à partir de levures indigènes, déjà présentes dans le raisin) que nous avons constaté que notre façon de cultiver n’allait pas dans la bonne direction. (…) Nous avons donc changé notre approche par rapport au travail de la terre pour prendre le chemin du bio (en 2004) et de la biodynamie (en 2007). Nous avons poursuivi cette progression en réduisant l’apport de souffre dans les cuves. Nous pensons constamment à améliorer nos méthodes. »
En 2011, le père de Franz n’a plus besoin d’être convaincu. Il lui cède la responsabilité des deux vignobles. « Je pense qu’avec l’âge, les décisions deviennent plus difficiles à prendre. Mon père a connu beaucoup de succès, mais plus le temps passait, plus il me demandait mon avis. Puisque ma sœur n’était pas intéressée par le vin, la transition s’est faite naturellement vers moi. (…) Mon père demeure très actif à 65 ans. Il passe son temps sur le tracteur, il ne répond plus au téléphone, il s’amuse comme jamais. Il m’a passé tous les problèmes et ne travaille plus que sur les trucs amusants (rires).
Fort de cette expérience, le jeune vigneron travaille déjà à préparer le terrain pour la génération qui le suivra. « Techniquement, je suis maintenant propriétaire de nos vignobles, mais je ne le ressens pas de cette façon-là. Le travail que je fais maintenant deviendra l’héritage que je laisserai à mes fils (Emil 5 ans et Paul 9 ans), en espérant qu’au moins l’un d’entre-eux sera intéressé par ce travail. »

Photo : Weninger.com
« J’ai aussi commencé à « archiver » nos vins. je garde 80 bouteilles de chacune de nos productions. Lorsque le temps sera venu de passer la main à la génération suivante, ils décideront s’ils veulent les boire ou non. L’expérience que j’ai eue avec mon père me fait réaliser à quel point il est important de laisser la place à ceux qui suivent. Je sais que ce sera difficile mais je sais aussi qu’il est important qu’ils fassent leurs propres erreurs. Comme mon père, je serai toujours présent s’ils ont besoin de moi, et ils pourront toujours compter sur mon appui, même s’ils devaient commettre des erreurs stupides. »
RAGE AGAINST THE MACHINE
Des erreurs comme celle documentée sur le site des Vins Weninger, où on raconte que, dans les années 30, le grand-père de Franz avait acheté une batteuse mécanique. Or, la machine étant trop grosse pour se faufiler dans les petites rues du village, il a fallu la retourner mais sans pouvoir récupérer l’argent. Une chance, l’intervention d’un oncle d’Amérique va éviter la faillite à la famille, non sans que grand-maman Rosa ait promis à l’oncle Franz que son fils porterait son nom et qu’il entrerait dans les ordres.
Une chance pour Franz Reinhard, seule la première partie de la promesse a été tenue. Mais, peut-être que cette bévue légendaire aura aussi contribué à faire de lui le producteur qu’il est aujourd’hui, notamment au niveau de l’importance qu’il place dans le travail manuel de la vigne. De là, la devise de l’entreprise Rage against the machine, bien représentée sur l’habillement des vendangeurs.

Photo: Weninger.com
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Le vieil homme se relève tranquillement, retire ses lunettes, et essuie une larme. Oui, le moment est venu se dit-il. À mon tour de passer le flambeau. Il sourit. Après tout si Grand-maman Rosa avait tenu sa seconde promesse, tout cela serait peut-être disparu. Et puis, depuis 2040, les rendements sont très bons, nos terres sont saines, l’avenir s’annonce bien.
Sur ce, il amorce sa longue marche vers les bâtiments. Il va annoncer à Petra ce qu’il vient de décider. Elle sera bien contente, elle qui espérait pouvoir profiter un peu plus de la vie avec lui. Et puis j’ai hâte de voir la tête de Paul et Emil quand je vais leur dire, pense-t-il, mais pour ça il faudra attendre qu’ils se remettent de leur cuite. Sans doute pas avant midi…

Photo: Weninger.com
VOUS AVEZ SOIF?
Bon, je ne sais pas vous, mais moi, toute cette histoire a éveillé mes papilles gustatives. Vous voulez goûter un vin de Franz? Ceux-ci sont disponibles par le biais de l’importation privée, via l’agence Boires qui travaille très fort pour qu’ils se retrouvent en SAQ.
En attendant, si vous êtes vraiment impatients, le Polyblogue étant toujours à la recherche de solutions pour vous, voici une liste d’endroits où vous pourrez retrouvez les vins Weninger:
À Montréal, Auberge St-Gabriel, Bouillon Bilk, Candide, Furco, Gypsy, Ile Flottante, Joséphine, Lawrence, Majestique, Manitoba, Parvis et Pullman.
Ailleurs au Québec, Le 462 Tamarac (Shawinigan), Arvi (Québec), Atre (Joliette), Antonyme (Gatineau), Balnea (Bromont), Battuto (Québec), Brouemalt (St-Donat) et le Clocher Penché (Québec).
Appelez quand même avant, on me dit que ces bouteilles ont tendance à disparaître rapidement!

Photo: Weninger.com
Wow, j’adore cet article! Un gros coup de coeur, quoique je ne sois pas fan de vin… L’histoire de cette famille est inspirante! Puis, évidemment, le texte est très bien écrit!!! (Cependant, dans le paragraphe suivant la photo où l’on aperçoit l’équipe de vendange, serait-il possible que la date (2040), soit en réalité 1940 ?).
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En fait, il s’agit bien de 2040 puisque je fais de la projection dans le texte. Le vieil homme, c’est Franz Reinhard qui va rejoindre Petra en 2040…
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Je viens de comprendre 😉
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