Le bar qui ne voulait pas être « in »

Le premier bar à scotchs de Montréal, l’Île Noire fêtera ses 30 ans en mars.

Par Guy Bertrand

« Un moment donné, un copain de ma sœur est arrivé à la maison avec une bouteille de (scotch) Single Malt. Je n’avais aucune idée de quoi il s’agissait. Je buvais alors du J&B ou du Cutty Sark. C’est juste pour dire si je ne mélangeais pas ça avec du Kool-Aid! »

Si j’organisais un concours pour trouver l’identité de la personne qui tient ces paroles, le premier prix resterait probablement en ma possession. Michel Lavallée est un précurseur. C’est à lui qu’on doit l’ouverture du premier bar à scotchs « au nord du Rio Grande » comme il aime à le répéter avant d’ajouter plus sérieusement, « au moins au Québec. » Les cheveux n’ont plus la même couleur, les rides sont plus marquées mais l’homme assis devant moi est animé de la même passion que lors de notre première rencontre, il y a 25 ans.

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Michel Lavallée a fondé L’Île Noire au printemps de 1989.

« Au début, j’étais un maniaque de bière, nous raconte-t-il. Pour mon travail – il était alors avec l’entreprise familiale Dramex, spécialisée en transformation de l’acier – je voyageais beaucoup aux États-Unis où le phénomène des micro-brasseries commençait à se manifester. Le soir, j’en profitais pour goûter à ces nouvelles bières. (…) L’idée d’ouvrir quelque chose dans le domaine a commencé à germer. »

« Moi je n’avais pas d’expérience là-dedans, mais j’avais un ami qui travaillait dans les bars. Je n’arrêtais pas de lui faire des pitchs, et il m’envoyait promener à chaque fois. »

Cette soirée où il découvre le Single Malt avec son beau-frère, change tout. « Le lendemain, je suis allé voir mon copain en lui proposant un nouveau concept. Je lui ai vendu l’idée d’un bar axé sur les bières importées et les scotchs, dans un environnement de pub. »

Cette fois, l’idée passe. Et il décide de ne rien laisser au hasard. Il loue d’abord un local sur la rue Ontario, juste à côté de celui du Café Pèlerin (maintenant Pèlerin Magellan) où travaille son partenaire Robert L’Heureux. Il s’assure ensuite que l’ambiance sera au rendez-vous. « Au moment de la construction, nous sommes allés à Londres et nous avons visité plusieurs pubs pendant une semaine. » Le décor du bar qui ouvrira quelques mois plus tard sera le résultat de ces pérégrinations.

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Le décor de l’Île Noire a été élaboré à la suite d’une visite intensive des pubs de Londres.

Ne reste plus qu’à trouver le nom.

« On était dans le Quartier Latin, alors on ne voulait pas un nom à consonance anglaise. (Nous discutions) dans le bureau de mon partenaire lorsqu’il s’est retourné vers une poupée de Tintin qui se trouvait là. Il a dit : C’est ça! L’Île Noire! (NDLA: L’Île Noire est le titre d’une BD mettant en vedette le personnage de Hergé.) L’histoire se passait en Écosse, on y voyait du scotch et des pubs. Ça s’est fait comme ça. »

Le jour de la St-Patrick 1989, l’Île Noire voit le jour, non sans que les propriétaires aient vécu quelques moments d’angoisse dans les semaines précédentes. « Un an avant, la SAQ avait commencé à pousser la vente de Single Malts au Québec et avait donc importé une quarantaine de produits. Mais la période de Noël étant particulièrement profitable, l’inventaire avait considérablement baissé au moment où nous avons passé nos premières commandes. (…) Une chance, le vice-président ventes de l’époque nous a donné un gros coup de main en regroupant toutes les bouteilles qui restaient au Québec. »

COMPÉTITION BÉNÉFIQUE

Curieusement, l’Île Noire va aussi profiter de l’arrivée d’un compétiteur. « J’ai été chanceux parce que le Whisky Café a ouvert à la même époque. Nous étions donc deux à promouvoir le scotch. L’engouement est vraiment parti à ce moment-là et la SAQ a commencé à augmenter son approvisionnement. »

Étant plus entrepreneur que gestionnaire, Robert L’Heureux va se tourner vers d’autres projets en 1990. Michel Lavallée devient donc seul maître à bord. Malgré tout, le succès vient rapidement, même quelquefois un peu trop vite au goût du patron !

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Le Boilermaker, bière et scotch, un incontournable!

« Je lisais un magazine qui donnait une liste des endroits in et out pour sortir à Montréal. On était dans les in. Je me suis dit, non, je ne veux pas être là ! Je n’ai jamais voulu être in. (…) Pour moi, le concept de pub est intemporel. Nous voulons fidéliser notre clientèle en travaillant fort et en évoluant. »

LE DÉMÉNAGEMENT

20 ans après l’ouverture sur Ontario, l’Île Noire doit franchir un nouvel écueil. Le propriétaire de l’édifice qui abrite le bar veut démarrer un nouveau projet et expulse donc ses locataires. Le pub doit se relocaliser sur la rue St-Denis. « D’une façon, ça été une bénédiction parce que ça nous a permis d’ouvrir une terrasse, raconte Michel. »

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La reproduction miniature et détaillée de l’armure d’Henri VIII a suivi dans le déménagement et orne toujours la porte de la toilette des hommes.

Le nouveau local est aussi beaucoup plus vaste ce qui va faire évoluer l’image du commerce. « On a deux côtés vraiment séparés, un qui correspond à notre image de pub et un autre auquel on a donné une allure un peu plus lounge. Cela nous a aussi permis de développer une nouvelle offre en nous spécialisant dans le gin. »

(…) « Pour moi, le scotch et le gin sont des produits complémentaires. Les deux évoquent le Royaume-Uni – l’Angleterre et l’Écosse – ça fitte bien avec ce qu’on essaie de faire ici dans le Quartier Latin, ce qui est une jolie petite contradiction que j’ai toujours aimée (rires). »

La petite contradiction en est maintenant à sa 30e année d’existence. Il est clair que l’anniversaire sera souligné au printemps prochain, mais le tenancier refuse de dévoiler son jeu pour le moment. « J’ai beaucoup de pression, dit-il en souriant. J’ai notamment eu des discussions avec des gens de (la brasserie) Guinness. Est-ce que ce sera un concours ? Est-ce qu’on invitera des gens à visiter des distilleries ? Rien n’est encore arrêté. »

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Lors de la tournée des bars qui a mené à la fondation de l’Île Noire en 1989, Michel Lavallée avait notamment visité un pub londonien vieux de 125 ans. « Je me suis dit que si on faisait la moitié de ça, je serais content ! »

Le quart n’est quand même pas si mal !

La famille de l’Île Noire

Michel Lavallée n’a pas seulement la bosse des affaires, il s’avère aussi un excellent leader. Dans un milieu ou le roulement d’employés est la norme, le patron de l’Île Noire a réussi à fidéliser les siens ce qui contribue à donner au pub une véritable ambiance familiale.

Encore aujourd’hui, les clients des premières années prennent plaisir à discuter avec Danielle Lacharité, arrivée au tout début de l’aventure, et son bon ami Alain Minier, qui l’a suivie cinq ans plus tard.

« Quand je suis allée porter mon C.V., les patrons m’ont dit qu’ils n’avaient pas besoin d’employés, mais j’y suis retournée parce que je savais que j’allais travailler là, se rappelle Danielle. (…) On bâtissait une nouvelle place, il y avait beaucoup d’énergie. »

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Danielle Lacharité, une des employés de la première heure de L’Île Noire.

« Je suis arrivé il y a 25 ans, s’exclame Alain, au même moment que la dernière Coupe Stanley! (…) On organisait des soirées écossaises, des parties d’Halloween. On décorait le bar entre trois et huit heures du matin, on allait se coucher et on revenait pour travailler en soirée. C’était de grosses organisations, un beau travail d’équipe, une belle époque. »

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L’arrivée d’Alain Minier remonte à l’époque de la dernière conquête de la Coupe Stanley des Canadiens.

Danielle se souvient aussi des soirées jazz du dimanche et de ces fins de quarts de travail où elle apprenait avec les autres à découvrir le scotch. « On se faisait des dégustations à l’aveugle. On essayait de deviner ce qu’on buvait… et des fois, on l’avait (rires) ! »

PLUS QUE DES EMPLOYÉS

Le patron les a aussi emmenés avec lui en Écosse, ce qui a certainement contribué à resserrer les liens. « C’était des voyages formatifs, dit Danielle. On a vu des distilleries et on a eu beaucoup de plaisir. (Michel et sa conjointe Johanne) sont comme des amis. C’est sûr que quand je réalise que ça fait 30 ans… »

Dans le petit milieu du service montréalais, les personnes qui demeurent aussi longtemps au même endroit ne sont pas légion. « À part Monsieur Masson, à l’Express… nous dit Alain avant d’ajouter : On a un attachement particulier aux patrons. Maintenant, il y a beaucoup de nouveaux (employés) mais la vieille souche est encore là, Danielle, Éric (Savard), Renaud (Corbeil), Simon-Pierre (Lebeau)… »

Et au fil des ans, des liens se créent nécessairement avec des clients plus réguliers, certains très forts. Alain y a même rencontré son conjoint : « Y en a plusieurs pour qui c’est le cas ! » précise-t-il. Danielle ajoute : « Les gens se confient. Je ne suis pas une psy, mais oui, je suis sensible à ça. C’est une qualité que j’aie. »

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L’évolution des goûts

Si le scotch, particulièrement les Single Malts, étaient pratiquement inconnus au Québec il y a 30 ans, ils n’avaient pas beaucoup plus la cote à l’extérieur de nos frontières… Même en Écosse!

« Plusieurs petits producteurs n’embouteillaient pas leurs produits, se souvient Michel Lavallée. C’était moins de la moitié des Single Malts qui se retrouvaient en bouteille en Écosse. Une grosse partie de la production allait dans les blends (mélanges de whiskys) des grands noms de l’époque comme Johnny Walker et autres. »

« Aujourd’hui, il y a beaucoup de jeunes amateurs de scotch, mais à l’époque (aux débuts de l’Île Noire), ce n’était pas la mode, ajoute la barmaid Danielle Lacharité qui est sur place depuis 30 ans. La clientèle qui s’y intéressait était plus vieille, plus masculine. »

LA PLANÈTE WHISKY

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Les choses ont évidemment beaucoup évolué depuis. Au point ou d’autres pays ont commencé à élaborer des produits qui s’apparentent aux Single Malts mais qui ne peuvent pas en revendiquer l’appellation. « Partout dans le monde, on produit du whisky, explique Michel. Il y en a au Canada, aux États-Unis de plus en plus, et même aussi loin qu’en Tasmanie! (…) Le marché japonais est aussi en plein essor.  »

Le patron de l’Île Noire n’est pas aisément surpris, mais quand il a su que des producteurs se lançaient dans l’aventure en Inde… « Dans le fond, il y a eu plein d’Anglais et d’Irlandais là-bas avec la colonisation. (…) Mais ils sont à Bangalore où la température va descendre au maximum à 20 °C en plein hiver! Ils doivent donc embouteiller après seulement deux ou trois ans parce que l’évaporation est plus rapide. »

SUIVRE LA MODE

L’évolution des Single Malts n’apporte cependant pas que du bon au pays des cornemuses:

« La grosse tendance maintenant va vers les scotchs tourbés qui viennent principalement de l’Île d’Islay, nous dit Michel. En conséquence, plusieurs producteurs d’autres régions, notamment le Speyside, ont commencé à fabriquer des produits tourbés alors que ce n’est pas dans leur nature. »

« (…) Il y a une vaste palette de goûts dans le Whisky. II ne faut pas en renier un par rapport à un autre. Pour moi, c’est un ensemble. »

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C’est évidemment l’Écosse qui est à l’honneur au bar de la rue St-Denis.

Un ensemble bien représenté au pub de la rue St-Denis qui offre maintenant plus de 450 whiskys, dont plusieurs sont issus d’importations privées.

Des whiskys d’exception!

Depuis 30 ans, Michel Lavallée et son équipe en ont goûté des scotchs et le patron a même collectionné les bouteilles à un certain moment, un hobby coûteux qu’il a abandonné parce que « c’est devenu une folie au niveau mondial. »

Quelques bouteilles qui l’ont marqué :

Bowmore 12 ans (cuvée produite dans les années 70)
« J’étais en train de faire une visite touristique à Bowmore lorsqu’une dame nous a présenté une vieille bouteille, une grosse bouteille brune qui se trouvait à être l’ancien contenant utilisé par la distillerie. La dame nous expliquait que la bouteille en question valait de 40 à 80 livres sterling… vide ! J’en avais 24… pleines, à la maison ! »

Talisker 1952 et 1957
« Au tout début de l’Île Noire, j’avais acheté le Talisker 1957 d’un embouteilleur privé qui allait sélectionner lui-même les barils chez les producteurs. (…) Ça n’avait aucun bon sens ! De ma vie, à ce jour, je n’ai jamais rien bu de tel. Du bonbon. (…) J’ai ensuite trouvé un Talisker 1952 que je n’ai pas encore bu. Mais c’est sûr que je vais la boire un moment donné. »

Macallan 1946
« C’est le plus rare que j’ai eu à l’Île Noire. J’en possède encore une bouteille dans laquelle il reste peut-être trois ou quatre verres. À l’époque, on le vendait 500$ le verre. Je l’ai retiré du marché parce que, après un certain temps, il était devenu un peu moins bon que ce qu’il devait être. »

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3 réflexions sur “Le bar qui ne voulait pas être « in »

  1. Quelle histoire formidable j’y vais deux fois par semaine , depuis au moins 8 ou 9 ans .Grâce à eux j’ai découvert une passion pour le whisky.Je me sens vraiment à la maison quand j’y vais, avec le personnel attentif agréable et amical. Merci à Michel et Johanne d’avoir créé ce superbe pub .Longue vie à l’île Noire!!

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